BACON
Charlaine Harris

 

Charlaine Harris est l’auteure de plusieurs séries : la joyeuse Aurora Teagarden, la sinistre Lily Bard et les romans à succès Harper Connelly et Sookie Stackhouse. Cette dernière série, connue en France sous le nom de la « Communauté du Sud », est traduite dans vingt pays et fait l’objet depuis 2008 d’une adaptation en série télévisée sous le titre de True Blood.

Pour en savoir plus, n’hésitez pas à consulter le site officiel de Charlaine Harris : www.charlaineharris.com (en anglais).

 

 

Le noir allait bien à Dahlia Lynley-Chivers. En fait, il lui seyait même à merveille – ce qui revêtait habituellement une importance primordiale à ses yeux. Mais ce soir elle ne songeait pas à son apparence, assise seule à la table dressée avec goût de ce restaurant haut de gamme. Les nappes de chez Seeley semblaient avoir été pensées pour mettre en valeur sa beauté : le dessous de nappe était aussi noir que ses cheveux ; le dessus, aussi blanc que sa peau d’albâtre.

Dahlia était morte depuis très longtemps. Bien qu’elle soit immobile, le dos parfaitement droit, Dahlia avait conscience du temps qui s’écoulait. La sorcière était en retard. Dans n’importe quelle autre circonstance, Dahlia se serait levée pour partir faire quelque chose de plus amusant que d’attendre une humaine ; mais elle s’était donné beaucoup de mal pour organiser ce rendez-vous, et elle n’allait pas abandonner aussi facilement.

Clifford Seeley, qui s’était arrangé pour faire le service au restaurant de son père ce soir-là, posa un verre de sang de synthèse devant Dahlia dans un grand geste théâtral.

— Voici une boisson pour vous faire patienter, madame, dit-il cérémonieusement.

Puis il murmura :

— Je n’ai pas travaillé ici depuis mes vingt ans. Je ne m’en sors pas trop mal ?

Dahlia ne sourit pas. Elle n’était pas d’humeur. Mais, tandis qu’elle levait les yeux pour regarder le jeune loup-garou à la haute stature, son visage glacial s’anima légèrement et elle inclina la tête de manière presque imperceptible. Elle avait apprécié Clifford dès leur première rencontre au mariage de son amie Taffy. Tout comme Dahlia, Taffy avait épousé un membre de la meute Swiftfoot. Don, l’époux de Taffy, était le chef de meute. Le mari de Dahlia, lui, était mort.

— Chaud devant, dit soudain Clifford, et il s’éloigna rapidement pour s’occuper de ses autres tables.

Dahlia vit le maître d’hôtel avancer vers elle d’un pas léger, suivi par une jeune femme à la démarche mal assurée. Dahlia se concentra sur cette dernière. Sachant que même dans un mauvais jour les sens des vampires étaient au moins cinq fois plus aiguisés que ceux des humains, cela signifiait que Dahlia percevait l’arrivante tout comme si elle s’était trouvée juste à côté d’elle. La femme était ronde, débraillée, essoufflée et n’avait pas l’air de savoir marcher avec des talons hauts. Dahlia, qui portait des talons aiguilles dès qu’elle le pouvait, renifla de mépris, mais elle prit soin d’effacer l’expression de son visage bien avant que la jeune femme parvienne à sa table. Le trajet prit plus de temps qu’elle ne l’aurait pensé ; de toute évidence, le plus grand exploit sportif de son hôte consistait à se lever du canapé pour aller chercher des chips.

Quand la nouvelle venue fut assise, il fallut encore qu’elle se livre à tout un cérémonial : elle chercha d’abord où mettre son sac à main, tira sur l’épaule de sa robe, rejeta la tête en arrière pour faire passer ses longs cheveux roux derrière ses épaules, et pour finir demanda de l’eau au maître d’hôtel.

— Je vous envoie immédiatement votre serveur, Clifford, répondit celui-ci non sans une certaine raideur.

— Je suis vraiment désolée de mon retard, madame Swiftfoot. Je me suis trompée de bus et ensuite tout est allé de travers, dit la jeune femme.

Dahlia l’étudia en silence. Elle excellait dans l’art de mettre les gens mal à l’aise.

— Vous êtes Circé, la sorcière ? demanda finalement Dahlia de sa voix la plus glaciale.

Son ton n’était pas aussi cassant qu’il aurait pu l’être. Après tout le mal quelle s’était donné pour fixer ce rendez-vous, elle n’allait pas tout gâcher en étant trop hostile.

— Oui, oh, oui, je ne me suis même pas présentée ! (La jeune sorcière gloussa et rejeta de nouveau la tête en arrière.) Je ne suis pas la vraie Circé, bien sûr. C’était mon arrière-arrière-arrière-arrière, oh, je pourrais continuer comme ça longtemps, grand-mère. Mais je suis sa descendante directe, oui.

— Et vous êtes une sorcière qualifiée ?

— Oh, oui, je suis allée à la fac et tout. (Circé portait des lunettes et l’anxiété la faisait cligner des yeux face à la minuscule vampire.) J’ai été reçue avec mention.

— J’avais cru comprendre que les sorcières apprenaient de leurs prédécesseurs, s’étonna Dahlia, que le savoir était transmis à l’oral ainsi qu’à travers le grimoire familial. Vous n’êtes pas passée par… Poudlard, je présume ?

La référence à Harry Potter représentait un réel effort de la part de Dahlia, qui ne suivait que difficilement la culture contemporaine. Elle s’était hasardée à faire cette plaisanterie qu’elle pensait anodine dans l’espoir de mettre à l’aise la jeune femme à la respiration saccadée, mais elle n’était pas très douée ni pour l’humour ni pour la diplomatie.

Circé eut un mouvement de recul.

— Non, dit-elle hargneusement. Et je vous prierai de ne plus faire allusion à ces livres. Tout le monde nous trouve mignons maintenant, et nous avons perdu une grande partie du respect qui nous était accordé autrefois.

— Certains considéreraient que toute publicité est bonne à prendre, remarqua Dahlia, intriguée par cet accès de colère inattendu.

Personne ne lui avait parlé sur ce ton depuis, oh, une cinquantaine d’années. Elle avait entraperçu un peu de la noirceur cachée par l’apparence futile de la jeune créature dépenaillée attablée face à elle.

— Le prochain qui me demande où est mon hibou ou comment se rendre chez Gringotts, je le change en…

— Cochon ? suggéra Dahlia.

Circé lui lança un regard furieux.

— Ça, c’était le truc de mon aïeule, pas le mien, dit-elle.

Intéressant.

— Recommençons depuis le début, proposa Dahlia. Ne m’appelez pas Mme Swiftfoot, s’il vous plaît. Swiftfoot était le nom de meute de mon mari. J’ai rompu les liens qui m’attachaient à sa meute.

Clifford, qui apportait le verre d’eau de la sorcière ainsi que deux menus (même si Dahlia n’en avait pas besoin, bien sûr), lui adressa un clin d’œil, le visage tourné pour que Circé ne le voie pas faire.

Circé, faisant un effort visible pour se calmer, respira profondément à plusieurs reprises.

— Comment dois-je vous appeler ?

Elle sourit à son hôtesse et repoussa de nouveau ses cheveux roux.

— Vous pouvez m’appeler Dahlia, répondit la vampire. Avez-vous un nom humain ?

— Oui. Kathy Aenidis.

— « Kathy » ?

Dahlia aurait aussi bien pu dire « rat crevé ».

— Oui, répliqua la jeune femme d’un air de défi. Il me fallait un nom facile à épeler.

Dahlia haussa ses sombres sourcils. De toute sa vie, elle n’avait jamais rien fait pour faciliter la tâche aux humains. C’était pour se fondre plus facilement dans la masse qu’elle avait, il y a quatre-vingts ans de cela, changé son vrai nom, difficilement prononçable dans les langues actuelles.

— Et vous vivez de la sorcellerie ? demanda Dahlia d’une voix douce.

— En fait, c’est difficile de gagner sa vie en pratiquant la sorcellerie à plein-temps de nos jours, avoua Kathy avec un sourire courageux. Avec tous les êtres surnaturels qui essaient de passer par les voies humaines officielles. Le seul sorcier à s’être fait connaître du grand public est à Chicago, et il paraît qu’il a du mal à s’en sortir. Je suis institutrice.

— Vous enseignez aux enfants humains.

La voix de Dahlia était totalement dénuée d’expression. Kathy hocha la tête avec enthousiasme.

— Oh, oui, en CE2. Ils sont si mignons ! C’est un âge idéal, je pense, parce qu’ils sont tous propres depuis longtemps, on n’a pas besoin de les accompagner au petit coin, et ils maîtrisent les compétences sociales de base : attendre en rang, lever la main pour parler, partager…

— Petit coin, répéta Dahlia, et elle devint encore plus blême, si cela était possible.

Elle songea qu’elle-même n’avait jamais acquis la moindre compétence sociale, à en écouter la liste de Kathy Aenidis.

La sorcière continua à babiller tandis que Dahlia se demandait si elle n’avait pas commis une énorme erreur. Se pouvait-il qu’on lui ait donné de mauvaises informations ? Cette femme n’était qu’un moulin à paroles sans cervelle. Dahlia avait envie de se lever et de partir en laissant la sorcière derrière elle. Mais son shérif, Cedric, et le seul ami qu’elle avait gardé dans la meute de son mari, Clifford, s’étaient mis en quatre pour lui obtenir ce rendez-vous, aussi décida-t-elle qu’elle devait persévérer un peu plus.

— Mais je n’arrête pas de bavarder, s’interrompit Kathy alors que Dahlia commençait à caresser l’idée de se pencher par-dessus la table et de lui casser le bras. (La sorcière adressa un grand sourire à Dahlia.) Vous m’avez fait venir car vous pensiez que je pourrais vous rendre service. Puis-je vous demander de quelle manière ? La Circé originale, fondatrice de notre lignée, n’a jamais eu la chance de rencontrer un vampire, même si j’imagine qu’il y en avait déjà à l’époque. Je suis si heureuse de faire votre connaissance, et j’espère que je vais pouvoir vous aider. Et, naturellement, je suis toujours partante pour gagner un peu d’argent !

Dahlia était soulagée d’en venir enfin au sujet de leur entretien. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas eu à dépendre d’un mortel – quelles que soient les différences entre un humain et une sorcière – et ce n’était pas facile.

— Je suis veuve.

— Vraiment ?

Kathy paraissait très surprise. Dahlia commençait à se dire qu’elle était meilleure actrice qu’elle en avait l’air.

— Ne voyez-vous pas que je suis vêtue de noir des pieds à la tête ?

— Oui, mais… les vampires préfèrent le noir de toute façon, non ? Et c’est très décolleté, bredouilla Kathy.

L’espace d’une seconde, les yeux de Dahlia lancèrent des éclairs rougeoyants.

— Sous prétexte que mon mari est décédé, je devrais ressembler à une vieille rombière ?

Sa voix était si glacée que des stalactites étaient accrochées à chaque mot.

— Non, s’empressa de démentir Kathy. Non, bien sûr que non. Le noir est toujours approprié. (Elle cherchait visiblement à changer de sujet.) Excusez-moi de vous poser la question, mais qu’est-il arrivé à M. Swiftfoot ?

— Il a été assassiné, répondit Dahlia sans ciller.

— Dieux du ciel ! Je suis vraiment désolée ! Vouliez-vous entrer en contact avec son esprit ? Parce que je n’offre pas ce genre de prestations, mais je connais un très bon médium. Elle est imbattable. Si elle n’arrive pas à le contacter, personne ne le pourra.

Derrière ses lunettes Kathy clignait des yeux avec sincérité.

Dahlia dut se faire violence pour ne pas céder à sa première réaction, qui aurait été de cracher au visage de Kathy. Ou de lui arracher la tête. L’un comme l’autre auraient permis de calmer sa fureur. Depuis la mort de Todd, elle éprouvait les plus grandes difficultés à maîtriser ses émotions. Le sang-froid n’avait jamais été sa meilleure qualité, de toute façon. Mais ce n’était pas le moment de se laisser aller. Elle avait un but, un plan.

— Non, je ne veux pas contacter Todd, la détrompa Dahlia d’une voix très douce. Quel en serait l’intérêt ? Cela ne va pas le faire revenir. Si j’ai pris la peine de vous trouver, c’est parce que je veux punir ceux qui l’ont tué.

— Ah.

Kathy se cala dans le fond de sa chaise et sourit. Et, alors que rien d’évident n’avait changé dans son apparence, elle était soudain à mille lieues de l’institutrice empotée et désordonnée qui avait suivi le maître d’hôtel jusqu’à la table. Tout à coup, Dahlia eut la certitude qu’elle était sur la bonne piste. Cedric et Clifford avaient eu raison. Cette Circé était la sorcière qu’il lui fallait.

— Voilà qui est beaucoup plus dans mes cordes, dit Kathy. À quoi pensiez-vous ?

— Je les veux tous morts. Voilà à quoi je pense.

— Juste ciel !

Clifford apparut sans prévenir pour prendre la commande de Kathy et apporter à Dahlia un autre verre de sang synthétique. Dahlia regarda la boisson avec dégoût. L’apparence était la même, la saveur était la même… mais rien ne pouvait remplacer le sang prélevé directement à la source. Des soirs comme celui-là, tout ce qu’elle voulait, c’était attraper le premier venu et le mordre. À cette pensée, ses crocs sortirent.

— Voulez-vous me raconter comment il est décédé ? demanda Kathy avec beaucoup de tact.

Dahlia dut attendre quelques instants pour maîtriser ses crocs. Elle scruta la sorcière, mais Kathy ne paraissait plus mal à l’aise du tout désormais.

— Comme vous le savez peut-être, expliqua Dahlia, ici, à Rhodes, il y a deux principales meutes de loups-garous. La meute Swiftfoot est assez importante, trente ou quarante loups, et ses membres vivent principalement dans les quartiers les plus modestes de la vieille ville. Les Swiftfoot sont généralement travailleurs manuels ou ont des postes subalternes : coursiers, policiers, employés municipaux de tout poil. Mon mari Todd était un Swiftfoot, bien sûr. Nous sommes… avons été mariés pendant un an.

Même si une évolution de la législation était débattue à la Chambre des représentants, le mariage entre vampires et humains n’était pas encore autorisé, et comme les loups-garous ne s’étaient pas encore montrés au grand jour comme les vampires l’avaient fait, ils étaient considérés comme humains. Le mariage de Dahlia et Todd n’avait pas eu plus de valeur légale que celui de Don et Taffy, mais Dahlia n’avait que faire des lois humaines.

— Je comprends, murmura Kathy.

Dahlia en doutait, mais elle poursuivit :

— L’autre meute est celle des Ripper, dans les faubourgs ouest. Leur nombre ne cesse de croître. Ce sont principalement des professionnels qualifiés : dentistes, infirmières, architectes. Psychologues. Enseignants, ajouta-t-elle en montrant les dents d’une manière qui aurait fait honneur à n’importe quel garou.

— Je comprends, répéta Kathy. Ils appartiennent à des strates sociales différentes, mais au fond ce sont tous les mêmes, n’est-ce pas ? résuma-t-elle en accompagnant ses mots d’un geste qui englobait tous les garous dans un même groupe.

Dahlia aurait pu renifler à cent mètres les indices trahissant une formation de thérapeute : le hochement de tête averti, le regard qui ne la quittait pas, l’effort effectué pour l’inciter à parler davantage. Elle frissonna très légèrement. Mais elle avait besoin de cette femme, aussi entrelaça-t-elle ses doigts pour éviter que ses petits poings n’aillent s’enfoncer dans l’abdomen de la sorcière. Dahlia attendit que Clifford ait fini de placer la salade de Kathy devant elle. Il lui adressa un regard interrogateur dans le dos de la sorcière et elle hocha la tête. Après s’être assuré que Kathy ne manquait de rien, il disparut en cuisine pour passer un appel.

— Les Ripper s’étaient opposés à ce que deux membres de la meute Swiftfoot épousent des vampires, poursuivit Dahlia. Ils avaient peur que de tels mariages les poussent sous le feu des projecteurs alors qu’ils n’y étaient pas encore prêts. (Elle pinça les lèvres.) Et ce, alors que les loups envisageaient sérieusement cette possibilité. Ils en parlaient constamment, même des mois avant que je rencontre Todd.

— Donc vous vous sentez en partie responsable de ce qui est arrivé à votre mari, dit Kathy tout en piquant la salade de sa fourchette, la voix dégoulinante de compassion.

Oui, elle avait bien affaire à une apprentie psychanalyste.

— Bien au contraire, répliqua Dahlia d’un ton à donner des frissons. J’en attribue la seule et entière responsabilité aux Ripper, et je veux qu’on m’apporte leurs têtes sur un plateau.

Kathy fit un bond, mais elle se ressaisit et concentra son attention sur son assiette pendant quelques minutes afin de donner à Dahlia le temps de se calmer. La sorcière faisait preuve de plus d’intelligence que Dahlia ne l’en aurait crue capable.

— À combien estimez-vous le nombre des Ripper ? demanda Kathy après un coup d’œil discret pour s’assurer que Dahlia n’était plus paralysée par la rage.

— Plus de cinquante. Mon amie Taffy les a comptés lors des rares réunions communes tenues par les deux meutes. C’est une vampire, comme moi. Elle est très douée pour passer inaperçue. Taffy est mariée à Don Swiftfoot, le chef de meute.

— Quelle est la position de la meute Swiftfoot vis-à-vis de la mort de Todd ?

— Selon leurs critères, c’est une mort légale.

— Légale ?

— C’est ce qu’ils ont décidé. Les loups-garous, cracha Dahlia sur un ton écœuré. Elle avait perdu son sang-froid, mais elle ferma les yeux, fit une brève pause et reprit le contrôle d’elle-même.

Elle savait que cet entretien allait être délicat, mais elle ne s’était pas rendu compte combien il lui serait pénible.

— Mon mari était le meilleur d’entre eux, et ils ne veulent pas venger sa mort. Mais moi si. Allez-vous m’aider ?

Elle transperça de son regard flamboyant la sorcière assise face à elle ; la sorcière qui enseignait aux petits enfants, la Circé dont l’ancêtre avait changé en pourceaux les intrus débarquant sur son île juste parce que ça lui chantait.

— Le chiffre que nous avions évoqué au téléphone…

— … tient toujours, compléta Dahlia avec un hochement de tête solennel, certaine à présent qu’elle traitait avec la bonne personne.

— Je vais y réfléchir. Ça a l’air risqué, fit remarquer Kathy. Mon aïeule avait un goût immodéré pour la vengeance, surtout quand elle était dirigée contre les hommes. Moi, j’ai un faible pour les hommes tant qu’ils ne m’arrivent qu’à la hanche et qu’ils ont besoin d’aide pour lacer leurs chaussures. (Elle rit et ôta ses lunettes pour les nettoyer avec sa serviette.) Dans ce cas, je me dis que j’ai une chance de les mettre sur le droit chemin. Une fois qu’ils sont grands, c’est trop tard.

Dahlia pouvait voir à l’aisance avec laquelle Kathy débitait sa réplique que c’était une plaisanterie bien rodée. Dahlia avait chassé pendant de très nombreuses années, et un bon prédateur connaît bien sa proie. Kathy ne se montrait pas tout à fait honnête : elle aimait beaucoup les hommes.

— Alors c’est vrai, pour les cochons ? demanda-t-elle.

— Oui, absolument, répondit Kathy avec un sourire fier. La Circé originale avait fait boire l’une de ses potions magiques aux hommes d’Ulysse, ce qui leur avait donné l’illusion qu’ils étaient des pourceaux. De nos jours, on sait faire sans potion magique.

Clifford prit l’assiette à salade et informa Kathy que son steak serait prêt bientôt. Elle se contenta de le remercier de la main sans le regarder.

— Ulysse était-il un amant aussi formidable qu’on le dit ? s’enquit Dahlia. (Elle en avait entendu parler directement par une vampire qui vivait sur une île voisine, mais c’était toujours fascinant de connaître la version des principaux intéressés.) Circé l’a gardé pendant une année entière… d’après la légende.

En fait de légende, Dahlia tenait ses informations de sa copine Thalia, qui était encore plus âgée qu’elle. Au cours de ses chasses nocturnes, Thalia avait rencontré Ulysse à quelques reprises.

— Et il n’était pas qu’endurant… (Kathy écarta les mains d’environ vingt-cinq centimètres, jeta un coup d’œil à Dahlia pour s’assurer que celle-ci la suivait puis décrivit un demi-cercle avec le pouce et l’index pour indiquer la circonférence. Dahlia écarquilla les yeux. Elle était réellement impressionnée.) Et il savait s’en servir, ajouta la sorcière. C’est ce qu’elle a écrit dans son livre de sorts, en tout cas.

Clifford plaça le steak et la pomme de terre au four devant Circé avec autant de soin que si ç’avait été de l’ambroisie préparée par les dieux eux-mêmes. Vu le prix affiché sur le menu, on pouvait se poser la question. Il demanda discrètement si Kathy avait besoin d’autre chose et, lorsqu’elle répondit par la négative, il s’éclipsa.

— Vous disiez que la Circé originale avait laissé un registre, reprit Dahlia d’un air approbateur. Le grimoire dont vous avez parlé. Est-ce la même chose qu’un livre de sorts ?

— Oui, en effet. Et on y reporte également tous les événements marquants de la vie d’une sorcière. Toutes les lignées de sorcières en ont un, même si, naturellement, le nôtre est désormais constitué de plusieurs volumes, expliqua Kathy avec fierté. Si je peux me permettre de changer de sujet, et d’aborder peut-être des choses plus pénibles, comment le décès de votre mari s’est-il produit ?

Dahlia avait envie que cette entrevue se termine immédiatement, là, sans attendre une minute de plus. Mais elle devait montrer à la femme qu’elle lui faisait confiance. Elle rassembla ses forces et commença à raconter.

Todd était le premier lieutenant de la meute Swiftfoot. Quiconque voulait devenir chef de meute devait d’abord passer par lui. Bien sûr, vous ne pouvez pas savoir cela, mais la meute Swiftfoot passe son temps au Bar de la Pleine Lune. Kathy, sans interrompre sa mastication, hocha la tête pour montrer qu’elle avait bien noté cette information.

— Un soir que Todd et Don étaient tous les deux là-bas, un loup de la meute Ripper est entré. Les deux meutes n’étaient pas officiellement en guerre jusqu’à ce moment-là, alors ce n’était pas spécialement choquant. D’après un de mes amis, Don a été surpris lorsque le garou a défié Todd après qu’ils aient bu quelques bières ensemble. Je pense que le loup en avait profité pour mettre quelque chose dans son verre.

Kathy posa sa fourchette et regarda Dahlia, une expression d’horreur sur le visage.

— Todd s’est battu, mais Don a rapporté qu’il vacillait sur ses jambes et semblait avoir du mal à se concentrer. Finalement, tout le monde a compris que Todd ne pouvait pas remporter le combat. Mais il refusait de s’avouer vaincu. Don a dit à Taffy que Todd n’avait même pas l’air de savoir où il se trouvait. Et, au bout d’un moment, le Ripper lui a porté le coup fatal.

— Don n’a pas pu l’en empêcher ?

Dahlia baissa la tête pour que Kathy ne puisse lire ses sentiments sur son visage.

— Il l’a pressé de se rendre, mais Todd ne voulait… ou ne pouvait pas. Et comme il n’a rien dit, techniquement, Bart Ripper était dans son bon droit de le tuer.

Kathy paraissait plutôt perturbée.

— Je suis vraiment désolée. J’en déduis que vous n’étiez pas là ? demanda-t-elle d’une voix hésitante.

— Non. Je n’aimais pas passer mes soirées au Pleine Lune. La plupart des loups de la meute ne m’apprécient guère.

Dahlia haussa les épaules avec une indifférence suprême.

— Votre amie Taffy était-elle présente ?

— Non, même si Taffy est bien plus populaire auprès des garous que moi. (Il était évident que Dahlia s’en moquait éperdument.) Mais elle s’inquiète beaucoup. Maintenant son mari est secondé par un Ripper qui va certainement lui lancer un défi lors de la pleine lune dans deux jours, ou à la suivante. Qui sait quels tours Bart nous réserve ?

Kathy parut se détendre un peu.

— D’accord, je vois mieux de quoi il s’agit, dit-elle avec un demi-sourire qui se voulait rassurant. Avez-vous réfléchi à la manière dont vous souhaitiez procéder et au résultat que vous voulez obtenir ?

— Oui, absolument, répondit Dahlia. Êtes-vous intéressée ?

— Je serais ravie d’essayer, assura Kathy, même si elle n’avait pas l’air si ravie que cela. Mais, naturellement… Je suis une professionnelle. Lorsque nous nous sommes mises d’accord sur un prix, je ne savais pas que j’aurais à m’occuper d’une cinquantaine de personnes ; et permettez-moi de vous dire que les enseignants ont toujours du mal à joindre les deux bouts…

Pendant les cinq minutes qui suivirent, elles discutèrent donc de nouveau du prix. Taffy, l’amie de Dahlia, l’attendait au nid. Dans la ville de Rhodes, le plus grand nid de vampires appartenait au shérif, c’est-à-dire le chef local des vampires, un vampire paresseux et mou du nom de Cedric qui avait beaucoup de relations. Dahlia et Taffy avaient toutes deux vécu dans le nid avant leurs mariages, et Dahlia avait repris possession de son ancienne chambre après la mort de Todd. À cette heure de la nuit, les autres pensionnaires étaient à l’extérieur en train de s’amuser. Le grand manoir paraissait agréablement vide.

— Alors, comment était Circé ? demanda Taffy.

Ses cheveux blonds étaient rassemblés sur le sommet de sa tête et elle portait les vêtements vulgaires que Don affectionnait – un pantalon de cuir qui épousait ses formes comme un gant et un haut rouge à clous. Elle arborait néanmoins des boucles d’oreilles sumériennes, et Dahlia sourit en les voyant. Taffy n’avait pas complètement basculé du côté obscur. Dahlia décrivit sa rencontre avec Kathy Aenidis… en détail.

— Nous devons découvrir si elle est vraiment aussi douée qu’elle le prétend, dit-elle. Peu importe le nombre d’histoires que Cedric a entendues à son propos, rien ne remplace des preuves. Nous allons devoir demander l’aide d’un renifleur. Je pense que Clifford ne verrait pas d’inconvénient à continuer à faire quelques recherches pour nous.

Taffy lui donna une tape sur l’épaule.

— Dahlia, quel vilain mot ! Tu ne peux pas dire « humain » ? Clifford nous a déjà apporté la vidéo de surveillance du bar. Nous sommes les seules à l’avoir vue.

— Clifford a l’air content de rendre service. Il aimait beaucoup Todd, songea Dahlia à voix haute. Je crois que ça lui a fait plaisir de passer la soirée à son ancien travail. Il m’a confié qu’il surveillait Circé pour qu’elle ne m’empoisonne pas. Je pense qu’elle ne s’est jamais rendu compte que j’en savais plus que je le disais.

— Sans la vidéo, nous n’aurions jamais su ce qui s’est passé.

— Mon Todd a été empoisonné. Et je crois que c’est Kathy Aenidis qui a préparé ce poison. Mes recherches montrent qu’elle est probablement la seule sorcière de Rhodes capable de fabriquer une potion qui dicterait à Todd la conduite décrite par Don.

— La vidéo montre clairement Bart en train de mettre quelque chose dans la bière de Todd, ajouta Taffy.

— Je pense que nous connaissons la vérité maintenant, dit Dahlia avec une froideur à fendre les pierres. Mais nous devons demander à Clifford de nous rejoindre. Je veux être absolument certaine qu’elle est la bonne personne. Cedric nous a trouvé des informations très utiles, et à mes yeux elle s’est trahie, mais je dois avoir la certitude qu’elle comprenait ce qu’elle faisait. Les deux vampires se regardèrent. Même si elles paraissaient très différentes, elles avaient partagé un nid pendant des années et se comprenaient sans avoir besoin de parler.

Clifford arriva dans l’heure qui suivit. Même si être dans un nid de vampires le rendait visiblement nerveux, il fit de son mieux pour avoir l’air désinvolte. Dahlia pensa qu’il serait peut-être plus détendu dans la petite chambre qu’elle occupait à l’étage, et le jeune garou parut en effet trouver le domaine personnel de Dahlia plus accueillant.

Clifford avait été un allié précieux, et Dahlia s’inquiétait déjà de savoir comment elle allait pouvoir le remercier de ses services. Même s’il disait qu’il les aidait parce qu’il avait été très attaché à son aîné, Clifford était également sensible aux charmes intrigants de la veuve de Todd, et cette dernière le savait bien.

Il était venu voir Dahlia après avoir visionné les vidéos de surveillance de la nuit où Todd était décédé au Bar de la Pleine Lune. Clifford, qui suivait une préparation pour devenir le chaman de la meute, était chargé de toutes les cassettes de surveillance des établissements de Rhodes tenus par des Swiftfoot, et il prenait aussi des cours de cinéma à l’université de Rhodes chaque fois que son emploi du temps le lui permettait. Comme la plupart des mâles Swiftfoot, il était grand avec des cheveux châtain clair. Même s’il n’avait pas encore atteint sa taille adulte, il paraissait déjà redoutable aux humains.

— Dahlia, la salua-t-il, et il se pencha pour l’embrasser sur la joue.

Dahlia le serra dans ses bras en prenant soin de maîtriser sa force. C’était si facile de leur briser les os.

Clifford était parfaitement inconscient de ses efforts. Il se tourna ensuite vers Taffy.

— Épouse de mon maître, dit-il avec cérémonie.

Il inclina la tête et Taffy renifla son cou comme le voulait le protocole. Sachant qu’il ne pouvait pas la voir, elle leva les yeux au ciel à l’intention de Dahlia. Puis elle donna au jeune garou un petit coup de langue, et il se redressa.

— Alors, que puis-je faire pour vous, mes beautés ?

La question s’adressait aux deux vampires, mais son regard était posé sur Dahlia.

— Nous avons besoin que tu filmes une classe de CE2, annonça Taffy.

— Nous voulons savoir s’il y a quoi que ce soit de suspect, ou simplement de différent, dans la manière dont l’institutrice traite les enfants. Il s’agit de la jeune femme que tu as vue ce soir au restaurant. Juste au cas où on aurait besoin d’un moyen de pression.

Clifford tressaillit.

— Quoi, vous pensez quelle abuse des enfants ou un truc de ce genre ?

— Non, probablement pas, répondit Dahlia. (Clifford n’eut pas l’air rassuré.) Mais prépare bien ton coup, Clifford, il faut que tu sois crédible. Cette femme est une sorcière et elle peut faire des choses horribles aux hommes, si j’en crois les hauts faits de son ancêtre.

Clifford s’illumina.

— Eh, je suis un chaman et un garou, dit-il avec fierté. Si c’est une femme – et je sais que c’en est une – je vais lui faire un peu de rentre-dedans et elle va venir me manger dans la main.

Les deux vampires haussèrent les sourcils, clairement sceptiques.

— Bon, peut-être que ça ne fonctionnerait pas sur vous, concéda Clifford. Mais une sorcière ? Du gâteau.

On ne pouvait nier que de nombreux jeunes garous étaient très séduisants. Les vampires échangèrent un regard. Si leurs soupçons étaient fondés, la sorcière avait déjà montré par le passé qu’ils étaient tout à fait son type. Elles regardèrent Clifford et hochèrent la tête en chœur.

Le soir suivant, Clifford sonna à la porte du manoir juste après le coucher du soleil. Taffy, qui attendait avec impatience depuis le moment où elle s’était levée, regarda bouche bée le jeune homme : des cornes gris-blanc, pointues et aussi longues que celles d’un zébu, lui sortaient maintenant du front. Dahlia, qui avait entendu la voix de Clifford et venait le saluer, mit la main devant sa bouche.

— Du gâteau, lança Taffy.

Elle se tourna pour éviter de rire devant lui. Même Dahlia eut un rapide sourire. Elle mena Taffy et le garou jusqu’à sa chambre. En chemin, ils croisèrent un vampire mâle qui bâillait et resta la bouche grande ouverte à la vue des nouveaux attributs du garou.

— Assieds-toi, Clifford, dit Dahlia en s’efforçant d’adopter une voix neutre. Tu sembles chargé d’un nouveau fardeau.

Le jeune garou faisait un gros effort pour ne pas paraître aussi dépité qu’il l’était sans doute.

— Bon, d’accord, ça ne s’est pas si bien passé que ça. J’ai filmé dans plusieurs salles de classe, commença-t-il, mais il dut s’interrompre pour se réinstaller dans sa chaise. (Il devait s’asseoir absolument droit sinon le poids inhabituel des cornes le déséquilibrait.) Cette partie-là s’est déroulée sans accroc. Les gens de l’école avaient l’air contents que des étudiants en cinéma fassent un petit film sur les enfants. Mais après avoir filmé les élèves de Kathy, je suis resté un peu pendant qu’ils jouaient dans la cour, à essayer de la draguer. J’ai réussi à obtenir son adresse et son numéro, donc elle a quand même joué le jeu jusqu’à un certain point. Mais quand elle s’est rendu compte que j’étais un garou, et qu’elle a compris que je savais qui elle était, elle s’est sentie autorisée à montrer sa vraie nature. J’ai un peu exagéré avec les sous-entendus, je crois. (Clifford haussa les épaules et ses cornes remuèrent dangereusement. Il dut lever le bras et attraper sa tête pour la remettre droite.) Elle a dessiné des signes dans les airs et a prononcé quelques mots dans une langue que je ne connaissais pas. Au début ça ne m’a rien fait mais, le temps de rentrer chez moi, les cornes avaient commencé à pousser.

Les deux vampires observèrent le jeune garou sans dire un mot. Puis elles éclatèrent de rire, et il resta à les regarder avec ressentiment tandis qu’elles se balançaient d’avant en arrière.

— Eh bien, maintenant nous savons qu’elle sait de quoi elle parle, dit Taffy à Dahlia.

— En effet. Regardons le film de Clifford.

— Vous allez le trouver intéressant, annonça Clifford sans toutefois vouloir en dire plus.

Une petite vengeance après avoir été la cible de leurs moqueries, naturellement. Clifford passa un disque à Dahlia. Elle avait un téléviseur et un lecteur de DVD dans sa chambre et cela ne prit qu’une seconde pour lancer le résultat de l’investigation menée le matin même par le garou. La classe de CE2 de Kathy Aenidis apparut à l’écran. Tous les enfants avaient l’air propres et nets, ce qui surprit grandement Dahlia, qui n’avait suivi les progrès de l’éducation moderne que par le biais des jeunes vampires. Taffy s’étonna.

— Ils ont l’air si soignés.

— Oui, les gosses de sa classe avaient meilleure allure que ceux des salles voisines, acquiesça Clifford. Les lacets faits, des vêtements propres, leurs tee-shirts rentrés dans leurs pantalons… Mais vous allez comprendre pourquoi dans une minute.

Kathy Aenidis, alias Circé, complètement dans son rôle d’institutrice, circulait entre les rangées de tables. Ses cheveux roux s’échappaient de sa queue-de-cheval basse et ses lunettes glissaient le long de son nez. Sa longue jupe descendait presque jusqu’à ses sandales allemandes, qu’elle portait avec des chaussettes. Dahlia frissonna.

— Beurk, marmonna Taffy.

La caméra suivait la jeune enseignante tout autour de la salle tandis qu’elle encourageait une élève, signalait son erreur à un autre, grondait les bavards. Mais pendant tout ce temps, ses doigts ne cessaient jamais de s’agiter discrètement à son côté.

— Je vois, fit Dahlia.

— Tu vois quoi ? Aha ! s’écria Taffy un moment plus tard. Là, vous avez vu ? Elle leur jette des sorts chacun à leur tour.

— Leurs résultats aux examens sont nettement supérieurs, raconta Clifford en portant une nouvelle fois les mains à sa tête pour l’empêcher de tomber en avant. C’est ce que m’a dit le directeur. Toute l’équipe trouve que Mlle Kathy est la meilleure chose qui soit jamais arrivée à leur école.

— Mais nous savons qu’elle a un côté plus sombre, murmura Dahlia, les yeux rivés sur l’image de la sorcière potelée et bienveillante dont les doigts remuaient sans cesse tandis qu’elle enseignait l’arithmétique aux enfants. Le poste de prof est une bonne couverture. Je dois lui accorder cela. Qui croirait un mot des accusations portées contre elle ?

— Ben, nous, déjà, dit Taffy, qui prenait tout au pied de la lettre.

— Et moi aussi, c’est clair, ajouta Clifford. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ces cornes ? Si je vais voir mon instructeur, il va exploser de rire et je vais en entendre parler pendant des années. Et je n’ai pas assez ; d’expérience pour tenter quelque chose moi-même. Je risquerais de faire disparaître ma tête tout entière. Ces cornes me déséquilibrent le crâne ! Qu’est-ce que vous en pensez ? Vos suggestions sont les bienvenues.

— Une amputation ? proposa Dahlia.

Clifford sursauta.

— Ça ne me fait pas rire, se plaignit-il.

— Elles ne te vont pas si mal, observa Dahlia d’un ton appréciateur. Pour la première fois depuis la mort de Todd, elle se sentait un peu mieux. Elle avait engagé la sorcière qu’il lui fallait et elle allait obtenir sa vengeance. Quant à ce qu’elle avait pu entrevoir de la moralité de Circé, Dahlia n’en avait que faire. Après ce contrat, elle n’avait aucunement l’intention d’avoir de nouveau affaire à la sorcière.

Contrairement à Dahlia, Taffy ne s’était pas laissé distraire par une rêverie à propos du futur.

— Allez, Clifford, l’encouragea-t-elle. Nous allons rendre visite à l’Ancienne Pythonisse. Elle va s’occuper de toi.

— Si elle est en possession de tous ses moyens aujourd’hui, dit Dahlia à mi-voix pendant que Clifford enfilait son manteau et ouvrait un parapluie, le seul objet qui pourrait dissimuler à demi ses cornes.

— J’ai appelé le Dépôt, murmura Taffy à l’intention de son amie.

Le Dépôt était le quartier général vampire de Rhodes, l’endroit où tous les objets rituels secrets étaient conservés ainsi que toutes les personnes que les vampires voulaient cacher ou emprisonner. L’Ancienne Pythonisse, qui avait été transformée alors que c’était une très vieille femme, était l’un des trésors qui devait être dissimulé dans son propre intérêt. Elle était toujours une grande prophétesse et une grande sorcière, mais ses pouvoirs étaient capricieux et elle ne les contrôlait pas bien. Transformer un être magique en vampire n’avait pas été la meilleure des idées.

— Tant que tu es là-bas, demande-lui si elle peut voir où la Circé actuelle cache ses grimoires, s’exclama Dahlia, mue par une inspiration subite.

— Ils tiennent vraiment des registres ? Avec plein de sorts et tout ?

— Oui. C’est ce qu’a affirmé Circé.

— Oh, dit Taffy. Eh bien, voilà qui est très intéressant. Est-ce que tu penses les voler pour les lui échanger contre une rançon ? Et elle ne pourrait pas nous jeter de sort, parce que nous les aurions.

Dahlia essaya de ne pas montrer son exaspération.

— Non, Taffy, ce n’est pas à ça que je pensais. Pose juste la question à la Pythonisse, et ensuite on avisera.

Dahlia venait de mettre la touche finale à son plan.

En rentrant, Taffy raconta que l’entretien de Clifford avec l’Ancienne Pythonisse s’était très bien passé. Cette dernière était d’humeur joyeuse et avait à plusieurs reprises fait des propositions à Clifford. Il avait facilement esquivé les suggestions salaces de la prophétesse, l’avait charmée par sa santé, sa jeunesse et ses talents de chaman en herbe – sans oublier ses cornes – et au final, avait obtenu tout ce qu’on l’avait chargé de demander.

Il se présenta le soir suivant, heureux d’être délivré de ses encombrants ornements, pour informer Dahlia et Taffy qu’il avait localisé le lieu de rendez-vous de la meute Ripper. Dahlia n’aurait pas été étonnée d’apprendre qu’ils se réunissaient dans un Starbucks, mais c’était encore pire : ils se retrouvaient dans une salle de sport baptisée Ferme Fitness. Taffy laissa échapper un son étranglé.

— Quoi ? s’écria Clifford. (C’était la nuit qui précédait la pleine lune, et il était agité et tendu.) Ça avait l’air d’un chouette endroit. Bon sang, ces Ripper ont des belles nanas, je vous le dis ! (Il poussa un petit jappement excité, puis jeta un regard oblique vers Dahlia, embarrassé.) Hé, vous ne croirez jamais qui j’ai vu là-bas avec les Ripper, qui n’avait vraiment pas l’air si sexy dans son pantalon de yoga !

— Oh, dit Dahlia, je crois que je peux deviner.

— Pourquoi est-ce que tu voulais savoir où les livres de sorts de Circé sont cachés ?

— Parce que nous allons en avoir besoin.

— Mais ils vont être gardés par toute une armada de sorts de protection, objecta Clifford.

— Oui, c’est vrai. Mais la magie ne visera que les mortels.

— Comment peux-tu en être sûre ?

Le jeune garou était peu convaincu, et Taffy paraissait très inquiète.

— La Circé originale n’avait jamais rencontré de vampire, expliqua Dahlia. C’est sa descendante qui me l’a confié. Il est évident que les sorts qui protègent les grimoires ne sont pas prévus pour fonctionner sur des morts.

— C’est tout de même dangereux, dit Taffy. Et je dois te remercier d’être prête à prendre ce risque, ma sœur, car j’ai trop peur moi-même. (Elle avait l’air d’avoir honte). Je sais que c’est mon mari qui est en danger, et je ferai tout ce que tu me demanderas de faire, et je le ferai bien. Tu ne m’as jamais laissé tomber.

Dahlia ne tenait pas rigueur de sa faiblesse à Taffy. Elle-même était simplement plus autonome et savait mieux se faire respecter.

— Bart était présent ? demanda Dahlia à Clifford.

— Oh, oui. C’est notre commandant en second, donc il est censé traîner avec nous puisque c’est un Swiftfoot maintenant. Mais non, il était là avec son ancienne meute en train de rouler des mécaniques. Je l’ai vu faire des imitations des loups de notre meute. Il est vraiment bon, je veux dire, j’arrivais à les reconnaître. Les Ripper étaient morts de rire.

— Comment as-tu pu voir ça ? s’étonna Dahlia. Nous t’avions dit de ne pas trop t’approcher.

— La salle de sport est un gros cube de verre, expliqua Clifford d’une voix raisonnable. Elle est au deuxième étage d’un immeuble de bureaux et c’est un club très prétentieux. Tous les soirs de neuf à dix, l’admission est limitée à quelques privilégiés triés sur le volet. Les Ripper y vont à ce moment-là.

— Eh bien, que c’est charmant de leur part, ironisa Dahlia, et Taffy se mit à rire.

— Est-ce que tu sais où se trouve Circé en ce moment ? demanda Taffy à Clifford après s’être calmée.

Elle est sortie avec son mec, rapporta Clifford. Ils sont allés au ciné. Vous voulez que je les retarde après le film ?

— Oui, s’il te plaît, répondit Dahlia.

Elle partit vingt minutes plus tard, vêtue des pieds à la tête d’une tenue en cuir moulant façon Catwoman. Elle sentit que Clifford, qui la regardait s’éloigner dans les ténèbres, en avait l’eau à la bouche et cela l’électrisa. Circé avait une petite maison dans une impasse d’une banlieue sans âme de Rhodes. Comme camouflage, c’était parfait, et les impôts ne devaient pas être trop élevés non plus. Dahlia apprécia à sa juste valeur ce choix qui faisait davantage penser à Kathy Aenidis, Institutrice, qu’à Circé, Sorcière Sans Pitié. L’arsenal défensif de Kathy était redoutable, mais l’Ancienne Pythonisse avait donné à Clifford une amulette qui semblait fonctionner aussi bien pour une vampire que pour un loup-garou. Dahlia ignorait toujours si Kathy avait pensé à défendre ses registres familiaux d’une créature qui ne possédait pas de battement de cœur, mais elle était au moins parvenue à traverser la terrasse menant à la porte de derrière sans être transformée en lézard ou empalée par une pointe de bambou. Dahlia avança à pas de loup vers la porte et écouta attentivement. Un chat miaulait à l’intérieur. Quant à savoir s’il donnait l’alarme, comme une sorte de système anti-intrusion félin, ou s’il parlait tout seul, Dahlia ne pouvait le dire. Elle ne connaissait rien aux animaux.

Alors qu’elle s’apprêtait à crocheter la serrure, Dahlia eut une hésitation. Il était rare qu’elle hésite, aussi avait-elle l’habitude d’écouter ses doutes. La porte était trop évidente, trop susceptible d’être piégée. D’un bond souple, Dahlia atterrit sur le toit. Elle se déplaça légèrement sur les ardoises, remarquant au passage que Kathy Aenidis aurait bientôt besoin des services d’un couvreur. Pour éviter les ardoises mal fixées, elle décolla et vola jusqu’à la cheminée. Après avoir retiré le chapeau destiné à empêcher oiseaux et autres insectes d’entrer, Dahlia regarda à l’intérieur du conduit. La trappe était ouverte et elle pouvait voir de la lumière dans la maison. Ooooh, la Grande Méchante Sorcière avait laissé une veilleuse allumée. Dahlia lâcha un morceau d’ardoise dans l’ouverture. L’objet explosa dans un éclair de lumière vive.

D’accord, donc, la cheminée était protégée. Si la magie faisait voler en éclats un morceau d’ardoise, elle aurait certainement aussi un effet sur Dahlia. Il était temps de passer au plan B.

Dahlia flotta jusqu’à la pelouse et fit le tour de la maison. Le jardin était entouré d’une palissade qui la protégeait des regards indiscrets. Elle s’y installa donc sur un grand banc de bois au milieu du potager aromatique de Circé. Le banc servait probablement aussi de stockage pour des outils de jardin ; elle était assise sur le couvercle tandis qu’elle observait le mur arrière de la maison. Grâce à son excellente vision nocturne, elle pouvait discerner les insectes profitant de l’air printanier. Ceux-ci avaient des vies très brèves, surtout s’ils rencontraient un destructeur d’insectes comme celui qu’elle avait vu sur la terrasse de Kathy Aenidis. Une étincelle, et ils n’étaient plus. Une étincelle.

En un clin d’œil, elle fut de retour sur le toit, la tête baissée sur la cheminée. Elle avait un autre morceau d’ardoise à la main, qu’elle laissa tomber dans le conduit. Tiens donc ! Pas d’éclair ! L’alarme de Circé ne se remettait pas automatiquement à zéro. Maintenant qu’elle s’était déclenchée une première fois, elle avait besoin d’être rechargée.

Dahlia regarda la brique faiblement éclairée et ressentit de nouveau un rare sentiment d’appréhension. Mais elle redressa les épaules et plongea dans la cheminée en tordant sa chair et ses os avec une fluidité que même un métamorphe lui aurait enviée. Elle apprécia les talents de fée du logis de Kathy, qui avait nettoyé le conduit après le dernier feu de l’hiver – mais, le temps qu’elle atterrisse, son corps était tout meurtri et son costume de cuir noir, si élégant quelques minutes plus tôt, était à présent plein d’éraflures.

Dahlia se tapit dans la pénombre, tous les sens en alerte. Le seul être vivant présent dans la maison était le chat, dont le miaulement commençait à être irritant. Dahlia émergea de la cheminée et se redressa avec grâce, reprenant sa forme et sa taille habituelles. Une horloge faisait tic-tac, le chat continuait à miauler, et quelque part un robinet fuyait. Elle attendit cinq minutes, et aucun autre son ne troubla le silence.

D’abord, faire taire le chat. Dahlia trouva l’animal enfermé dans une cage au sous-sol. Elle avait pris la précaution de descendre la boîte de croquettes qu’elle avait vue dans la cuisine, et elle en versa dans l’écuelle qui dépassait de la cage. La nourriture glissa vers le chat, qui se mit aussitôt à manger. Il avait de l’eau dans une bouteille suspendue sur le côté de sa cage. Au moins l’animal était-il temporairement silencieux.

L’Ancienne Pythonisse avait dit à Clifford que les grimoires étaient « scellés dans l’obscurité sous le charme de la lumière ».

— Merci, Ô antiquité, railla Dahlia à voix haute, et le chat s’arrêta un instant de manger pour la contempler.

— Ça ne veut absolument rien dire, maugréa Dahlia, et elle commença à chercher dans tous les recoins sombres de la maison.

Il y en avait quelques-uns au sous-sol : armoires et autres placards. À l’étage, dans le salon très fleuri et la petite salle à manger étincelante, le seul endroit sombre était l’espace sous le canapé. Dahlia était rapide et ses mouvements sûrs. Elle était douée pour chercher, et cela ne lui prit pas longtemps de passer toute la maison en revue, y compris les deux chambres et le grenier, qui contenait un bagage vide. Dahlia s’arrêta au milieu de la chambre pour réfléchir. Elle ne pouvait poser son derrière maculé de suie sur le lit surélevé : celui-ci était recouvert d’un dessus-de-lit blanc à volants. Dahlia ne fut pas surprise de découvrir un baldaquin assorti. Tous les meubles de la chambre à coucher étaient peints en blanc ou en or. La salle de bains était rose, avec des roses rouges dessinées tout le long du plafond. Dahlia vouait une haine farouche à l’ensemble du décor. La seule chose inavouable qu’elle avait trouvée était un coffret en bois renfermant des sex toys, repoussé discrètement sous le lit froufroutant. Elle avait tapé dans les planchers et les murs à la recherche de compartiments cachés, monté l’escalier de tout son poids et ouvert les valises. Les grimoires devaient être volumineux. Kathy avait un ordinateur, mais elle n’aurait pas confié les contenus des grimoires à une machine aussi peu sécurisée.

Admettant sa défaite, Dahlia entreprit de sortir par la cheminée en se tortillant. Alors qu’elle se disloquait l’épaule afin de pouvoir monter, elle marmonna.

— Par la barbe de Satan ! Où peuvent bien être ces satanés trucs ?

Au sous-sol, le chat commença à miauler.

Dahlia jura dans plusieurs langues mortes et dévala de nouveau l’escalier. Cela ne lui prit qu’une seconde de desserrer le mécanisme de la cage pour laisser croire que le chat avait donné un coup de tête de trop dedans. Puis elle ouvrit la porte grillagée et l’animal sauta dehors.

— Allons-y, alors, dit Dahlia, et elle remonta à la cheminée.

Avant de commencer à se frayer un chemin par l’ouverture étroite, elle étendit les bras et le chat vint s’y loger d’un bond. Le poids supplémentaire rendit la sortie encore plus difficile, mais, quand Dahlia avait un objectif en tête, il était rare qu’elle échoue.

Après quelques minutes douloureuses, elle fut de retour dans le jardin et retourna s’asseoir sur le coffre de bois, cette fois avec le chat qui se frottait contre ses jambes en ronronnant. Elle contempla une nouvelle fois la maison. Dahlia commençait à se sentir un peu découragée. Il n’y avait ni abri de jardin ni garage.

Le chat s’étira et commença à faire ses griffes sur le couvercle à charnières, puis il poussa un hurlement. Dahlia jeta un regard furieux à l’animal, et elle saisit alors le message.

En un éclair, Dahlia avait sauté sur ses pieds et soulevé le couvercle, senti un changement dans l’atmosphère qui indiquait la présence de magie, et jeté truelles et scies pour révéler des livres enveloppés d’un plastique épais. Ils étaient reliés de diverses manières, dans différents matériaux. Mais l’un d’entre eux était clairement plus ancien que les autres. Dahlia le serra contre elle en un moment de triomphe. Puis elle replaça les outils de jardinage dans le coffre. J’espère seulement qu’elle n’en aura pas besoin ce soir, pensa-t-elle, et, serrant le livre et le chat contre elle, elle s’éleva dans le ciel. Sous sa combinaison de cuir noir, ses bras lui démangeaient curieusement. Elle se demanda s’il y avait eu des bestioles avec un penchant pour la chair morte dans le coffre de bois. Ou peut-être qu’elle était allergique aux chats ? Elle secoua la tête. Les vampires n’avaient pas d’allergies.

Lorsque Kathy et son petit ami sortirent du cinéma, ils trouvèrent leur voiture avec deux pneus à plat. Imposant et costaud, l’homme était brun et avait assez de poils sur la poitrine pour remplir un matelas. Quand il vit les pneus de sa voiture, il jura abondamment et appela un dépanneur. Kathy profita de l’occasion pour s’entraîner sur son sort d’inflation, mais les résultats ne furent pas suffisants pour leur permettre de partir.

Clifford, embusqué dans un restaurant de l’autre côté de la rue passante, observait la scène. Le couple attendait le camion du dépanneur, qui ne devait pas arriver avant quarante minutes. Quand celui-ci se gara, le jeune chaman appela Dahlia, qui avait exceptionnellement accepté d’emporter un téléphone portable avec elle pour l’occasion.

— Ils vont partir d’ici à une trentaine de minutes, l’informa-t-il. Tu as fini ?

— Oui, je ne suis plus dans la maison et je l’ai avec moi, répondit-elle, mais sa voix parut étrange à Clifford.

Il crut entendre un chat miauler en arrière-plan.

— Eh bien, à demain, dit-il.

— D’accord, répondit Dahlia, et elle raccrocha.

Elle n’arrivait plus à se concentrer suffisamment pour voler, aussi se déplaçait-elle à pied dans les rues, suivie par un chat noir, en portant un épais volume hors d’âge emballé dans du plastique. Comme si cela n’était pas déjà assez voyant – une toute petite bonne femme couverte de poussière occupée à trimballer un énorme bouquin dans la nuit –, Dahlia avait une autre excellente raison de fuir la lumière pour se réfugier dans toutes les zones d’ombre qu’elle pouvait trouver. Ses bras étaient couverts de branches qui étaient sorties de sa peau.

Certaines formes de magie fonctionnaient bel et bien sur la chair morte. Il s’était agi d’un sort de lumière, exactement comme l’Ancienne Pythonisse l’avait prédit. La lumière, c’était la vie. Et qui disait jardin disait plantes grimpantes… plantes grimpantes qui grattent.

Le reste de la nuit fut extrêmement douloureux. Après s’être glissée dans la chambre de Taffy et lui avoir fait peur au milieu d’une conversation téléphonique larmoyante avec Don, Dahlia avait réquisitionné son amie pour jouer les chirurgiennes. Taffy mit plus d’une heure pour couper chaque branche au niveau de la peau. Quand ce fut terminé, Dahlia était si affaiblie que Taffy lui offrit à boire de son propre poignet. Même Cedric, qui passait par là à la recherche d’une distraction, avait été assez surpris pour faire cadeau d’un peu de sang régénérateur à sa protégée.

Après avoir copieusement juré et tandis que ses blessures à vif commençaient à cicatriser, Dahlia ouvrit le livre de sorts et se mit à traduire, lentement et avec difficulté. Être très âgée et avoir des amis encore plus vieux avait ses avantages.

— Nous serons prêts demain soir, n’est-ce pas ? demanda anxieusement Taffy. Je ne veux pas que Bart défie Don. Il va utiliser une ruse pour le vaincre.

— Nous allons nous en occuper, la rassura Dahlia. Mon mari est mort, mais nous allons sauver le tien.

En vérité, même si Dahlia aimait Taffy, elle se fichait pas mal de Don. Son but était la vengeance, exactement comme elle l’avait dit à Circé. Elle orientait juste sa vengeance dans une autre direction, et elle prévoyait de la distiller dans des quantités précises.

Le soir suivant, à la stupéfaction exaspérée de Dahlia, Clifford dut se faire prier pour rester avec les deux vampires. Il avait surveillé Ferme Fitness par intermittence depuis qu’il était sorti de son cours de chamanisme plus tôt dans l’après-midi, et quand la nuit était tombée il avait rejoint Dahlia et Taffy. Ils avaient déjà fait une première course tous les trois, et Dahlia portait un grand sac sur l’épaule. Des grognements endormis s’en échappaient de temps à autre. Mais, tandis qu’ils se hâtaient pour revenir à la salle de sport, Dahlia entendit Clifford gémir en levant les yeux vers le ciel. C’était la nuit de la pleine lune. Du coin de l’œil, elle le vit qui tremblait presque du désir de partir, d’aller courir avec les Swiftfoot, même si leur nouveau premier lieutenant allait être intégré dans la meute ce soir-là.

Dahlia se souvint du comportement imprévisible de Todd les nuits de pleine lune et elle compatit avec son complice. Mais elle avait pensé qu’il fallait peut-être une personne vivante pour jeter les sorts ; elle craignait en effet que son absence de vie intrinsèque ne corrompe les effets de la magie. Même s’il n’avait pas terminé sa formation de chaman, Clifford était le meilleur remplaçant qu’elle puisse trouver à la dernière minute pour un être magique. Après s’être assurés que, plus tôt dans l’après-midi, il avait expliqué à Don la manière exacte dont Bart avait été capable de vaincre Todd, Dahlia et Taffy avaient emmené le jeune garou avec elles. Afin qu’il reste les aider encore un peu plus longtemps, Dahlia jouait sans pitié de son charme, combiné à une savante dose d’intimidation. Elle avait un plan en trois étapes qui lui permettrait de punir tous les coupables avec la sévérité nécessaire.

— Tu pourras aller courir très bientôt, le rassura Taffy. Nous avons juste besoin d’une dernière petite chose, et tu iras rejoindre les autres.

Les Ripper avaient commencé à se rassembler à Ferme Fitness dès le début de la soirée, la plupart en provenance directe de leur travail. Clifford dit à Dahlia et Taffy :

— Je crois qu’ils vont se transformer à l’intérieur. Ensuite ils n’auront qu’à se glisser discrètement dans le parc quand il fera assez noir.

Un grand parc urbain se trouvait à une rue de la salle de sport. Les Ripper avaient tout prévu, mais ce soir Dahlia avait d’autres projets pour eux. Quand ils pensèrent que la meute était au complet, ils attendirent dix minutes de plus pour s’en assurer. Puis Dahlia et Taffy tracèrent des dessins spécifiques à la craie tout autour du bâtiment. Elles avaient étudié le motif et leurs gestes étaient sûrs et rapides, mais cela représentait tout de même un sacré travail. Lorsqu’elles eurent fini, Dahlia consulta la montre de Clifford.

— Ils vont se transformer bientôt, dit-elle. Nous devons commencer.

— Vous avez vérifié qu’il n’y avait personne d’autre à l’intérieur ? demanda Clifford dans un murmure.

Dahlia parut un peu surprise.

— Non, répondit-elle. (Elle haussa les épaules.) S’il y a quelqu’un là-dedans, il va falloir qu’il se débrouille avec les Ripper.

Clifford exprima sa désapprobation, mais Dahlia le perça de ses yeux verts flamboyants et il se tut. Elle voyait bien que le jeune garou n’était plus aussi sous le charme qu’auparavant ; de toute évidence, il songeait qu’il comprenait un peu mieux maintenant pourquoi les anciens de sa meute évitaient les morts-vivants. Mais Clifford avait promis de leur prêter main-forte ce soir, et il allait tenir sa promesse. À moins que le sens de l’observation de Dahlia soit détraqué, ce dont elle doutait, le jeune garou était aussi un peu excité à l’idée de la chasse exceptionnelle prévue au programme un peu plus tard. Tous trois se tenaient de l’autre côté de la rue, dans l’embrasure d’une porte, et contemplaient la meute Ripper dans son club très privé. Soudain, les lumières de la salle s’éteignirent. Clifford retint un hurlement. Il savait que les garous étaient en train de se transformer dans le bâtiment, et il brûlait d’en faire autant.

— Encore quelques minutes de patience, jeune garou, dit Dahlia en serrant son bras avec une force qui rappela Clifford à ses devoirs.

— Maintenant nous devons utiliser le grimoire.

Clifford avait passé la majeure partie de la journée à l’étudier. Les mots qu’il devait répéter paraissaient blesser sa gorge lorsqu’il les prononçait, mais il persévéra. À peine eut-il fini de réciter la Formule qu’ils entendirent un hurlement lugubre s’élever. Le son leur parvenait étouffé depuis le second étage entièrement vitré du bâtiment qui leur faisait face. Un concert d’autres hurlements suivit peu après.

Les deux vampires se regardèrent en souriant.

Taffy, puis Dahlia, vinrent étreindre Clifford.

— Merci, mon ami, dit Taffy. Cela n’aurait pas été possible sans toi.

Dahlia se mit sur la pointe des pieds pour lui déposer une froide bise sur la joue.

— Je n’oublierai pas ce que tu as fait pour Todd au cours des derniers jours. Maintenant, va profiter de la lune.

Clifford n’eut pas besoin de se le faire dire deux fois. Un instant plus tard, il dévalait la rue à grands bonds pour aller retrouver sa meute qui sortait en courant près du réservoir. Il bouillait d’impatience. La chasse de la meute Swiftfoot serait très particulière ce soir-là, même si leur proie ne le savait pas encore. Elle l’apprendrait bien assez tôt.

La meute allait laisser quelques longueurs d’avance à Bart, histoire d’être fair-play. Ses membres avaient traité la question de manière démocratique : ils avaient voté pour décider s’ils allaient accepter ou non qu’un tricheur devienne leur premier lieutenant. Malheureusement pour Bart, qui n’avait pas été convié à la réunion précédant leur transformation, le vote contre lui avait été unanime. La porte extérieure du bâtiment était toujours ouverte, et Dahlia et Taffy entrèrent en faisant aussi peu de bruit que des flocons de neige. Elles montèrent à la salle de gym par les escaliers afin de s’assurer qu’aucun garou n’essayait de sortir furtivement. En chemin, elles ramassèrent une femelle désorientée qu’elles ramenèrent dans la grande salle avec les autres.

— Ça manque de lumière, dit Taffy, et elle actionna l’interrupteur. Elle n’avait pas besoin des néons pour y voir à merveille. L’éclat de la lune entrait par les larges baies vitrées et inondait la pièce. Mais Taffy voulait pouvoir embrasser toute la scène d’un coup d’œil, et surtout elle comptait bien prendre des photos souvenirs. Elle avait apporté son appareil exprès.

Tous les loups avaient perdu l’intégralité de leurs poils. Ils étaient exposés et nus comme des vers et embarrassés et horrifiés, parce qu’ils avaient gardé juste assez de leur conscience humaine pour pouvoir comprendre la situation dans laquelle ils se trouvaient. Taffy rit jusqu’à en avoir mal au ventre, et même Dahlia affichait un large sourire.

Quelques-uns des énormes loups grognèrent en direction des deux vampires, mais la plupart paraissaient complètement démoralisés par leur état. Ils gémissaient et arpentaient la pièce de long en large pendant que Taffy les mitraillait.

— Que pensez-vous qu’il y a là-dedans ? demanda Dahlia sur le ton de la conversation en désignant le gros sac qu’elle portait.

Elle le soulevait sans effort, malgré le fait qu’il avait l’air trop lourd pour une toute petite femme comme elle.

Les yeux jaunes des loups convergèrent vers le sac et ils goûtèrent l’air de leurs truffes sensibles. Ils se levèrent tous d’un coup. À ce moment précis, ce qui était à l’intérieur du sac s’éveilla et poussa un reniflement interrogateur. Puis on entendit un couinement terrifié lorsque la créature sentit les loups. La meute Ripper se mit à grogner d’excitation.

Taffy éteignit la lumière au cas où quelqu’un passerait dans la rue en contrebas.

— Ah, oui, vous connaissez cette odeur, dit-elle d’un ton enjôleur. Vous n’avez peut-être plus de poils, mais vous êtes toujours des loups.

— C’est votre jour de chance, renchérit Dahlia, et elle retourna le sac et laissa tomber une truie très grasse sur le sol de la salle de sport.

Dans un cri aigu qui ressemblait beaucoup à la voix de Kathy Aenidis, le cochon essaya de dire aux Ripper qu’elle était une alliée précieuse pour la meute, qu’elle était la petite amie adorée de leur membre Bart. Si elle avait pu parler, elle aurait rappelé aux loups tous les sorts qu’elle avait lancés pour eux, toutes les potions qu’elle avait préparées ; y compris une qui avait rendu Todd Swiftfoot désorienté, faible puis mort.

Mais ce soir, les Ripper étaient des loups, et ils avaient été assez humiliés pour être à cran et impatients, et ils étaient affamés.

— Je vous ai apporté quelque chose, dit Dahlia. Regardez ! Du bacon !